Théo Fraikin

De personnages pittoresques notre ville ne manqua jamais. Dieu merci! De musiciens de talent non plus.

Pour ce qui concerne l’après-guerre citons: les violonistes Marcel Lagarde, Ita Maes et Raphaël Jehin – les bassonistes Harion et Jean Collard – les violoncellistes Colette, Nizet et Hurlet – le hautboïste Marcel Thonon – les trompettistes Norbert Crehay et Edmond Compère (décédé il y a peu) – les contrebassistes Léon Compère et son frère (dont le prénom a déserté ma mémoire), ce dernier ayant choisi de terminer sa vie à Monte-Carlo où il était devenu prédicateur de l’Eglise protestante de Pentecôte -Pierre Baiwir et Georges Pottier, percussionnistes – Charles Vothy, altiste – Robert Decoux, clarinettiste – Gérard Decerf, flûtiste – Victor Huet, organiste et compositeur – le docteur Claude Hurlet, pianiste -son confrère Gérard Bertrand, pianiste de jazz, tout comme d’Inverno (prénom également oublié!) dont la réputation avait franchi les frontières – ainsi que « le père » Spoo pianiste lui aussi, directeur de l’Ecole de musique de Spa et professeur de solfège au Conservatoire de Liège. J’en oublie, hélas.

Durant trois quarts de siècle, l’Orchestre du Casino, qui deviendra par la suite l’Orchestre de Spa, anima la saison. Concerts, opéras et opérettes faisaient alors la joie des amateurs. Il fut un temps où la saison musicale durait près de cinq mois durant lesquels le Casino entretenait une troupe permanente d’opérette. Je suis resté sans voix en apprenant, qu’à la fin du XIXe siècle, « notre orchestre » comptait cent et un musiciens! Avant la dernière guerre, celui qui allait devenir un chef et compositeur de renommée internationale, René Defossez, qui dirigea l’orchestre symphonique de Mexico, fut désigné par la direction du Casino pour tenir la baguette. Durant les hostilités, Marcel Lagarde et Léon Barzin, tromboniste de formation et père du bourgmestre Jean Barzin, prirent la relève.

A cette époque, il y avait encore deux kiosques: l’un dans les jardins du Kursall, l’autre dans le Parc des 7 Heures. Ils subirent quelques années plus tard le sort du temple anglican et de l’ancien Hôtel de ville… Il était de bon goût, dans les années 50 et 60, de démolir tout ce qui rappelait le passé. Le kiosque du Kursall fut remplacé par une fontaine lumineuse qui ne fonctionna jamais qu’épisodiquement, et dans laquelle nos amis hollandais aiment prendre des bains de pied. Elle n’est donc pas tout a fait inutile.

Ensuite, ce fut à Gaston Daman, chef d’orchestre au Théâtre de Verviers, qu’échut la direction. Mais l’orchestre n’était plus que l’ombre de lui-même, quantitativement et qualitativement. Lorsqu’il disparut, vers 1970, il comptait encore une vingtaine de membres… Son répertoire ne s’étant pas renouvelé ses prestations n’étaient plus de nature à attirer un public nombreux. Surtout pas les mélomanes. Pour tout dire, « il faisait dans le ringard ». De plus, sa composition était pour le moins curieuse: les cuivres et les bois étaient trop nombreux par rapport aux cordes, ce qui heurtait bien évidemment les oreilles. Même les moins musiciennes.

Au fil du temps, le public se réduisit donc à quelques personnes âgées qui trouvaient plaisir à se rencontrer chaque jour. Mais les personnes âgées disparaissent les unes après les autres. C’est leur lot. Finalement, pour le concert-apéritif de midi, on pouvait compter les auditeurs sur les doigts d’une seule main.

Les concerts se donnaient au Pouhon Pierre-le-Grand ou dans les jardins du Casino par beau temps. Par la suite, ils eurent lieu dans le Pavillon Marie-Henriette qui abrite aujourd’hui le local de pétanque. Les rasades de pastis ont succédé aux harmonies de notre orchestre local… Ceci n’étant pas une critique, car j’ai moi-même pratiqué ce sport. Et joué dans l’orchestre d’ailleurs, sous la direction d’Octave Bury, pianiste et compositeur, de Norbert Crehay, et de Guillaume Huyberts qui succédera plus tard à Jean Spoo père, comme directeur de l’Ecole de musique. C’est eux qui m’ont conté les frasques de notre héros. Venons-en donc à notre personnage. Car c’en était un! Théophile Fraikin était flûtiste. Excellent flûtiste. Mais c’était aussi un original. C’est ainsi qu’avant la guerre, un concours pour l’engagement d’un premier flûtiste à l’Orchestre de l’I.N.R. ayant été organisé, Théo s’inscrivit et remporta l’épreuve haut la main. Le chef d’orchestre le félicita et s’entendit répondre par la vedette du jour qu’elle avait participé au concours pour… s’amuser, mais que vivre à Bruxelles ne l’intéressait pas! Plantant le maestro médusé, le virtuose quitta les lieux pour s’en aller visiter quelques troquets avant de reprendre le train pour Spa. Quantité d’autres anecdotes m’ont été narrées. Je vous les livre.

Un violoniste de l’orchestre portait perruque. Le pupitre du déplumé honteux était placé devant celui de Fraikin. Un fil électrique soutenant une lampe passait juste au-dessus du collègue en question, ce qui n’avait pas échappé à notre gaillard. Un soir, ne pouvant résister au plaisir « d’en jouer une », il passa un fin fil au bout duquel il avait attaché un hameçon. Durant le concert, il laissa descendre le dit hameçon jusqu’à ce qu’il parvienne à l’accrocher délicatement et adroitement dans la toison artificielle. Il ne lui restait plus qu’à tirer sur le fil pour la faire s’élever dans les airs! Ce qu’il fit sans problèmes de conscience.

Théo était réputé comme chasseur de hannetons, qu’il introduisait dans les violoncelles juste avant les concerts! Inutile de dire que les coléoptère affolés se cognaient contre les parois intérieures des instruments, occasionnant des bruits intempestifs qui provoquaient la fureur des musiciens concernés.

Il était également passé maître dans l’art de placer des morceaux d’allumette dans le mécanisme du basson du « père » Harion. Lorsque celui-ci jouait, les « couacs » succédaient aux « canards »! Heureusement, la victime avait bon caractère. Jamais elle ne se vengea. Papa Harion aimait d’ailleurs raconter ses mésaventures en servant les clients dans son café de la rue Servais, La Brasserie du théâtre.

Chaque année, vers la fin juillet, les musiciens organisaient une « pètée ». Faut-il préciser que quelques artistes, comme Théo Fraikin qui avait jadis dirigé la défunte harmonie Les boit sans soif (tout un programme!), qui répétait dans la salle de Concordia, levaient à cette occasion facilement le coude. Une année, après le champêtre repas et les libations que l’on devine, on attendit en vain notre homme et son collègue de pupitre pour le concert du soir. C’est le lendemain que les membres de l’orchestre apprirent que les lascars avaient passé une partie de la soirée dans un arbre rue de la Sauvenière, jouant, tant que faire se pouvait, vu leur état, les meilleurs morceaux du répertoire! Et que tout cela s’était terminé dans « la houtche » (cachot).

Théo Fraikin n’était pas seulement musicien. Il avait, pensait-il, le sens des affaires et la vocation d’entreprendre. C’est ainsi qu’il se mit en tête d’élever des poules de race Wyandote pour en commercialiser les œufs. Rien en cela qui soit extraordinaire. Sauf que notre aviculteur avait dès le départ acheté plus d’un millier de gallinacés. Et qu’il les faisait loger dans un poulailler minuscule. De la promiscuité naquit une maladie grave. Pour les poules, Dieu merci. On vit alors le pauvre Théo transporter dans une brouette les cadavres des malheureuses bêtes vers une tranchée creusée à grands renforts de jurons. Un rêve s’était envolé…

Après la guerre, il créa la Distillerie des Fagnes, qui était située rue de la Sauvenière à droite en montant, dans l’immeuble situé juste après celui qui se trouve au coin de la rue Chelui. Il mit au point une recette à base de plantes de notre région, l’Elixir des Fagnes. Cette liqueur était offerte aux chalands dans des bouteilles allongées, semblables à celles qu’utilisent les vignerons alsaciens pour les Pinot et autres Riesling. A l’intérieur, baignant dans le délicieux breuvage, on pouvait voir une petite branche d’arbre, givrée par je ne sais quel moyen (du sucre?).

J’habitais alors route du Tonnelet et, bien qu’empruntant la rue Bellenger pour rentrer de l’école, je faisais parfois un détour pour admirer la vitrine de Théo. Napoléon pointait sous Bonaparte! Depuis, des bouteilles j’en ai vu (et bu) beaucoup… Soit!

Hélas, la recette de l’Elixir des Fagnes a été perdue, du moins à ma connaissance, et personne n’a pris le relais de notre flûtiste-distilleur pour réjouir nos gosiers. Un concurrent, Willy Lebeau, installé rue Xhrouet, avait, lui, créé l’Elixir des Sources, disparu comme le premier. Quant à l’Elixir de Spa, il est depuis longtemps fabriqué à … Antwerpen!

Théo Fraikin fut conseiller communal, élu sur la liste Intérets Communaux de tendance catholique, conduite par Joseph Léonard. Ce qui n’empêcha pas qu’à sa mort, il fut enterré civilement. Et un dimanche de surcroît. Il s’agissait peut-être du dernier clin d’œil d’un être hors du commun à la ville qu’il avait tant aimée.

Populaire, Théo l’était. Bien qu’étant très jeune à l’époque, il me souvient qu’une grande foule suivit l’enterrement auquel j’avais accompagné mon grand-père. Le caveau en forme de chapelle dans lequel il a été inhumé est en ruines. Comme beaucoup d’autres. Le culte des morts a disparu…

Je dédie ce modeste article à la mémoire de ceux avec qui j’ai passé des moments fabuleux au sein de feu l’Orchestre symphonique (sans méchanceté je dois ajouter « sic! ») de la ville de Spa. Et des moments plus fabuleux encore, après les concerts du soir, au Ritz, place Pierre-le-Grand, rendez-vous des croupiers et des musiciens. Ah, la bande du Ritz… Norbert. Guillaume, Charles et les autres. Pour eux, « la farce est jouée. Ils sont partis vers le grand peut-être ». (La formule est belle. Elle est signée Rabelais).

Jacques Cécius


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