Notre ville semble heureusement épargnée par le phénomène « Tagg » qui, dans les grandes villes et à Liège notamment, apparaît vraiment comme une atteinte à l’environnement architectural. Les bombes de peintures sont malheureusement particulièrement efficaces et en quelques minutes, on peut ainsi laisser la trace de son passage sur les bâtiments publics et maisons privées de toute une rue. Ce phénomène traduit certainement un malaise, un désir d’affirmation de soi, la violence de notre société, le sentiment de rejet subi par nombre de jeunes, le désir de s’exprimer dans une société devenue de plus en plus individualiste…

Si les moyens ont changé (peinture, feutres … ), le phénomène semble ancien et le proverbe:
« Le nom des fous se trouve partout » – rend bien compte de ce désir de laisser une trace de son passage.
Albin Body dans un article intitulé « Autographes d’inconnus » aborde déjà le problème à la fin du siècle dernier.

« Vous qui avez quelque peu voyagé, connaissez-vous un monument, aussi modeste ou aussi important qu’il soit, sur lequel vous n’avez point trouvé un nom, une date, un chiffre? J’entends, non ces inscriptions pompeuses et savantes, mais celles obscures qui zèbrent toutes les murailles; tout ce qui offre une surface capable de recevoir une écriture un signe quelconque. Bancs, rochers, arbres, ruines, grottes, rien n’échappe à cette manie universelle qu’ont les passants, les visiteurs, d’apposer un mot, une phrase quelque part. La cause en est dans cette vanité dont nous avons tous une légère dose et qui consiste dans le besoin de se faire connaître. Après avoir visité une curiosité, le plus grand plaisir est de dire à ceux qui ne l’on point vue: j’y étais avant vous. Et quel moyen plus facile de se prévaloir de cet avantage que de laisser son nom et une date qui vont se charger d’apprendre à tous ceux qui viendront après, que vous avez eu l’honneur insigne de les précéder. Promeneur solitaire dans nos bois, à nos sources, j’ai vu les noms, les dates, les vers et la prose figurer sur le tronc des hêtres ou sur les bancs de repos, sur les garde-fous des montagnes ou sur les constructions qui y servent d’abris. Tels de ces arbres sont criblés de chiffres entrelacés, d’attributs; tels de ces bancs de repos portent des inscriptions érotiques , légères… »

L’écologie influençant profondément les mentalités, nous trouvons très peu de marques récentes sur les troncs d’arbres de nos forêts. Il y a une trentaine d’années, les jeunes garçons prenaient un malin plaisir à graver leurs initiales au canif sur les troncs des arbres et quelques années plus tard, ils venaient avec leur « fiancée » sceller pour « l’éternité » leur union en gravant leurs initiales entourées d’un cœur dans le tronc d’un arbre majestueux.
Nous ne pourrons plus dire comme Albin Body: « Ces vieux hôtes des forêts m’ont parlé, ils m’ont raconté mille choses tristes ou gaies, ils m’ont redit des rêves et des espérances, des joies et des chagrins. Que de serments d’amour échangés dont ils ont été les témoins et qu’ils ont servi en quelque sorte à enregistrer! »
En homme curieux des mœurs de ses contemporains, Albin Body a recueilli les graffitis de son époque. Il a classé ceux qu’il jugeait dignes d’intérêt en plusieurs catégories.
Les amoureux tout d’abord qui confient leur secret à Dame Nature. Ainsi relève-t-il quelques inscriptions parfois très romantiques :

Je suis timide et morose
Et ne sais pas autre chose
Que me lamenter toujours
Mais personne ne m’écoute
C’est aux arbres de la route
Que je conte mes amours (au coin d’un banc)

Il vaut mieux avoir aimé en vain,
que de n’avoir point aimé du tout

moins poétique

La femme est un engrenage,
quand on y prend les manches
de sa veste, on y passe tout entier.

Ce type d’inscription existe de nos jours et tous ceux qui se rendent à Liège en voiture ne peuvent ignorer ce célèbre:
« Ah Benoît si tu savais comme je t’aime »
qui « décore » un pont de l’autoroute dit « du Soleil ».
Les citations sont certainement moins nombreuses et le caractère romantique moins évident.

Les maltraités du hasard.
Les personnes qui ont perdu aux jeux (casino) donnent libre cours à leur mauvaise humeur. Elles inscrivent le chiffre de leurs pertes ou des citations « Rien ne sert de gagner, il faut partir à point ». On ne rencontre plus actuellement ce type de graffitis sur nos bancs. Le jeu de hasard est devenu une activité beaucoup plus discrète à notre époque.

Les touristes désappointés.
Albin Body a relevé des injures assez drôles à l’adresse des hôteliers et même des habitants de la ville. Ainsi:

« Spa n’est pas mal l’été; en hiver, petit trou
Dont tous les habitants vivent comme des loups »

Les poètes.
Les poètes sont nombreux et expriment par exemple leur amour du pays.

Adieu berceau de mon enfance
Spa, charmant et aimable lieu
Plus de bonheur, plus d’espérance
Car je pars pour longtemps. Adieu.

Les désœuvrés constituent pour A. Body la catégorie la plus nombreuse. Il s’agit de personnes qui, pour passer le temps, utilisent leur crayon et notent au fil de leur inspiration ou de leur mémoire une maxime ou une pensée.
Les noms et les prénoms appartiennent à toutes les nations et les confessions. On les trouve même sur les rochers: « A l’extrémité de l’avenue du Marteau, des lettres sont peintes sur des roches schisteuses dont les pointes formaient de vraies tablettes naturelles. Il a fallu nécessairement que ces affamés de notoriété se munissent de couleurs et de pinceaux, qu’en dépit du danger ils escaladassent ces pics pour se suspendre au-dessus d’un précipice ».
Albin Body terminait son article en invitant les personnes à aller à la recherche d’autographes d’inconnus en recommandant de manière humoristique aux parents de suivre le conseil suivant: « La mère en proscrira la lecture à sa fille ».

Pol Jehin