Marie et Joseph avaient trouvé refuge dans une grotte. La jeune femme était sur le point d’accoucher.
« Joseph, mon frère et doux ami, fait alors Marie, voici venu le terme, auquel Dieu apparaîtra sur terre avec la vêture humaine. Voulez-vous aller chercher dame ou damoiselle, qui me viendra en aide dans le déconfort et la fatigue où je suis ?
Dame, dit Joseph, je ferai selon votre volonté et bon plaisir. » Il s’en retourna, et, pour la froidure, enfonça le cou dans sa pelisse de poils de chèvre. Bientôt il arriva devant l’hôtel d’un archiprêtre appelé Issachar, un riche homme, qui avait une fille, gente de corps et de façon, aux yeux vairs et au doux sourire, débonnaire comme un agneau, et la plus généreuse aumônière qui fût en Bethléem. Son père était dur et avare. Hélas! convoitise et dureté se blotissent parfois et sous la haire, et sous la coule. Fut-ce pour les péchés d’un tel père ou par la faute de la mère ? Mais Anastasie, ainsi se nommait la pucelle, n’avait ni doigts, ni mains.
Joseph heurta plusieurs coups. On ne l’entendit pas, car les salles étaient toutes bruyantes de clercs et de chanoines, mandés au consistoire de l’évêque de Jérusalem. Plus fort frappa Joseph, criant: « Sire, au nom de Dieu, ouvrez à un pauvre homme et il vous rendra grâces ! »
Un mauvais lévite, pris de vin, l’entendit d’une fenêtre, et dit : « Holà! grand-père Mathusalem, porte ailleurs ta gémissante musique si tu ne veux recevoir bientôt mon poing sur la figure. Va donc voir si ma géline pond : j’attendrai l’oeuf ! »
Anastasie la douce s’émut de cette méchante parole. Elle s’enquit de la cause, courut aval les degrés, et dit à Joseph, qui pour lors était en mélancolie: « Beau sire, que voulez-vous ? Que demandez-vous ?
– Belle damoiselle, aide pour ma Dame qui attend le divin Enfançon. Elle a grand besoin d’une femme, car je suis un vieil homme qui ne lui vaut rien.
– Sire, répond la damoiselle, volontiers je m’en irais vers elle et la soulagerais de tout mon pouvoir; mais voyez je suis bien faible chose, je n’ai ni doigts ni mains.
– Bonne pucelle, dit Joseph, l’Enfant qui est à naître aura pouvoir de payer ton service. Viens, une grande joie réconfortera ton coeur. »
Anastasie, prenant deux seaux remplis, l’un de lait crémeux, l’autre d’eau claire et fraîche, les porta suspendus à un croc de fer. Et elle suivit Joseph.
Quand ils entrèrent dans la grotte, la Vierge Marie était seule de compagnie mondaine, mais entourée de la cour céleste qui chantait : « Dieu éternel, donne-nous la joie, et à nos frères humains la paix ! » Sur la paille blanche gisait, bénignement, le Roi très Haut qui fait pleuvoir et tonner, secoue la terre de tremblements, et assemble dans sa main les vents et les orages. Comme la verrière, que le rayon de soleil perce outre, sans brisement ni rompure, ainsi, sans souillure ni tourment, la Vierge Marie, la très Pure, avait enfanté Celui qui est à la fois son Fils et son Père. Le boeuf Mâchelent et l’âne Trottemenu, avançant leur museau au-dessus de la crèche, jetaient de leur haleine et donnaient de la chaleur comme s’ils connussent que les nouveau-nés vagissent de douleur sous la froidure.
Le gracieux Enfançon, à chair tendre comme l’aube rose, s’était tourné vers saint Joseph. Il sourit de sa bouchette riante à ce père nourricier et lui tendit à baiser ses cheveux blondets et ses pieds mignots. Après, avec deux doigts levés amont, il signa du « ignum crucis » Anastasie l’infirme, doucement ébahie à ses genoux. Elle aurait voulu l’étreindre en ses moignons, et pour l’ardent désir qu’elle avait de l’accoler, elle le prit de la couchette. Ah ! Dieu ! comme bien avisé fut son amour ! Sitôt que ses bras écourtés attouchèrent le petit corps né de la Vierge, deux mains lui poussèrent, deux mains de sirène et de fée, aux doigts arrondis à souhait, et longs, et fins. La pucelle, pleurant de joie, joignit ses deux nouvelles mains et rendit grâces au Tout-Puissant vêtu de langes. Puis, elle aida Notre Dame à le laver dans le lait.
Les pastoureaux, sermonnés en musique par les anges, leur avaient répondu de semblable manière, et, convoyés par eux vers la grotte, ils chalumaient et flageolaient des danses joyeuses. Certes ils n’étaient pas comme ces tonneaux tout pleins, qui ne rentend pas haut son, ni claire note. Ils avaient choisi divers présents, et nous devons penser que gras et truffés étaient les chapons, et bien flairants les fromages dans les glaons d’osier. Pastourelles et bergerettes tenaient en cage des colombes et des tourterelles; je sais bien que Dieu le voulut ainsi pour signifier, par la blanche colombe, la pureté de sa naissance, et par la grise tourterelle, son humilité. Je vous dirai encore que la tourterelle est un loyal oiseau : quand le mâle perd sa femelle, jamais il n’en désire une autre, et ne veut plus percher sur les verts rameaux, ni chanter au bocage.
Alors Anastasie, prenant congé de Notre Dame, courut vers son père.
Quand Issachar vit la damoiselle lui boucler gentiment la barbe avec ses nouvelles mains, il entreprit une sotte guerre, et méchante.
« Ma fille, fait-il, d’où t’ont poussé ces doigts fluets, ces belles mains blanches ?
– Père, dit-elle, j’ai pris entre mes bras le Messie né de mère cette nuit et hôtelé dans une étable proche. C’est lui le Mire, le Physicien merveilleux, dont l’égal ne se verra jamais en Salerne, ni en Montpellier. » Le vieux jeta un cri furieux et dit:
« Fille, tu l’as pensé pour ton malheur ! Tu as honni et faussé la loi dont je suis le ministre : je vais te remettre à la raison et te rendre ta première nature, que changea sorcier ou enchanteur ! »
Ecumant de rage, l’archiprêtre tira l’épée. Il allait en frapper un coup bien tranchant, quand soudain l’angoisse lui martela les mâchoires, sa main fut paralysée en l’air, et la lumière du jour devint tellement éblouissante qu’elle lui ôta la vue et il dit:
« Belle Anastasie, fille aimable, où es-tu ? Mon péché tourne à ma perte ! Ah ! fille, plus jamais je ne verrai ta face gentille, ni la neige, ni l’été, ni le ciel bleu, ni l’émeraude des rivières. Néanmoins, si des mains que Dieu t’a données tu consentais à tâter mes regards éteints, très tôt, sans doute, ils seraient illuminés. » Anastasie répondit: « Père chétif, Dieu le puissant et le débonnaire fait vivre l’âme morte, qui a repentir et met en lui sa foi.
– Fille, dit le père, Credo : ainsi je crois ! »
Aussitôt la lumière du jour lui revint, et il eut plus clair regard et plus perçant que prunelle de faucon. Il vous plaira, seigneurs, qui aimez les longues histoires et les sermons courts, d’ouïr la suite de la geste de sainte Anastasie. Elle quitta Bethléem et le royaume de Syrie et s’en fut à Rome annoncer la bonne nouvelle d’Evangile, mais cela est une autre histoire…
Pol Jehin
Le comité de quartier du Vieux-Spa s’est inspiré de cette légende lors de la crèche vivante de Noël 1994.