L’année 1827 s’est terminée par deux secousses de tremblement de terre ce 3 décembre, en fin de soirée, aux environs de 7 heures, dans une obscurité propice à la peur ancestrale de la fin du monde. Mais cela n’alla point jusque là.
Sa suivante, probablement par jalousie, qui a débuté dans la neige et le gel, qu’elle a laissés en héritage, repart dans la froideur glaciale. La neige afflige les pauvres gens. Les jours de janvier s’égrènent aux bouts des doigts gelés, dans la monotonie d’un chapelet sans fin. Mais, au fil du temps, l’offensive perd de sa vigueur. Se fait lancinante.
En cette soirée du 25, du fond de l’air, les rares clients, que laisse échapper, dans une lueur falote, la porte de l’estaminet du Henri Duchêne, perçoivent un rugissement qui s’amplifie dans l’encaissement de la vallée du Marteau. Un ciel tourmenté, triste comme un regard de deuil, se noircit. Des frissons courent sur les échines des témoins involontaires de cet étrange phénomène. Il n’y a plus de clarté à l’horizon. Rien que la course des nuages à la panse grise, que le vent furieux fait bouillonner. -« Le vent est à l’ouest ! Signe de pluie, annonciatrice d’un coup de redoux », prédisent les anciens. Les nuages roulent vers l’est, très bas. Trop bas. La nuit se pose sur la ville, en étendant son manteau de plomb, avec la hargne d’un hiver inlassable dans sa sévérité. Et, soudain, après un long silence, le ciel se vide d’une pluie trop lourde à porter.
Engourdie dans sa lassitude, Spa s’endort. Les derniers quinquets s’éteignent. La nuit se couche. Ainsi, pour les habitants du bourg, elle doit être une nuit comme bien des autres. Mais, pour les riverains de la place Guillaume, (actuelle place Royale) elle va devenir cauchemar.
Inquiété par les hennissements inhabituels de son cheval, Mathieu Havart s’est relevé pour en connaître la cause. A l’instant précis, le bonhomme perçoit une sorte de grondement profond. Mû par un réflexe de survie, il n’a que le temps de s’enfuir en hurlant : « Alarme ! Alarme ! », qui en quelques secondes, ameute ses voisins.
Comme le bâillement d’un volcan, la montagne de Spaloumont – dite « d’Annette et Lubin » par les vieux Spadois, en souvenir de la légende qui s’y attache- tressaille, gronde. Dans sa furie de monstre dérangé dans son sommeil, elle laisse, délitée par la pluie, s’en détacher une énorme masse de roches schisteuses. Prise d’un brusque accès de folie destructrice, la bonne vieille colline, qui depuis la nuit des temps protège la ville des méfaits des vents froids du nord, écrase plusieurs masures, adossées, confiantes en sa protection, à son pied.
Le samedi 26 janvier 1828, n’a encore vécu qu’une demi-heure. Levé tôt, comme quotidiennement, pour célébrer les mâtines, prévenu par on ne sait quelle rumeur, le curé doyen Jean Sébastien Taziaux, se trébuchant dans sa soutane, enfilée trop rapidement, se précipite dans le clocher. Pour avertir ses paroissiens, du danger qui les menace, il fait sonner le tocsin.
Apeurés par cet appel au secours, que la nuit rend encore plus lugubre, les habitants se réveillent. Sortent, débraillés, s’interrogent du regard. Hagards, dans leur course folle, sans but, les gens se bousculent. Trébuchent, dans une indescriptible cohue. En les observant de loin, un lointain passant se poserait des questions. Il lui donnerait l’image d’une énorme fourmilière dérangée par le coup de pied maladroit d’un géant.
Les questions de la foule hagarde, à peine habillée, souvent, certains couverts d’une vieille couverture, certainement empoignée sur un lit, avant que d’aller aux nouvelles, fusent. -« Que se passe-t-il ? » -« Quelle est la cause de tout ce bruit, de tous ces dégâts, à peine entrevus ? – « Un éboulis ? …..Quoi ? … Un désastre ?
Ils ne savent pas encore où aller, lorsque, dans un souffle rauque, le visage creusé de poussière, par des coulées de larmes, le serrurier Lambert Darimont parvient à dire : -« La montagne….Elle a démoli ma…maison ! » Et le pauvre vieux s’écroule dans les bras d’une voisine.
Pour constater l’ampleur du désastre, il faut attendre les premières lueurs de l’aube. C’est l’horreur. Assis sur un tas de gravats, Mathieu Havart pleure la mort de son vieux cheval, compagnon de travail, tué, gisant sous les rochers meurtriers.
Arrivé en hâte sur les lieux du drame qui touche ses administrés, dans l’exercice des devoirs de sa charge, le bourgmestre Jean Hubert Collin apprend, malgré l’ampleur du désastre, avec soulagement qu’aucune victime grave n’est à déplorer. Ceux d’en dessous, Darimont, Duchêne, Havart et les autres, certes ruinés, sont en vie. Soulagé, sûr qu’il l’est, mais guère rassuré quant aux conséquences possibles. Aussi le mayeur déclare-t-il : « S’il nous est besoin d’attendre le jour pour voir la réalité de cette catastrophe, il est « impératif de parer au plus pressé. Même s’il apparaît que toutes les habitations ne seraient pas gravement « touchées, j’ai l’obligation de faire procéder à l’évacuation de tous leurs occupants. »
Des murmures de tous genres accueillent plus ou moins bien ces dispositions.
Malgré la crudité qui glace les corps jusqu’aux os, il s’éponge le front, qui suinte de sueur, et ajoute : -« Il faut, dès que possible, prendre les mesures de sécurité qui s’imposent ! »
Avec l’aide précieuse de l’abbé Taziaux, fort de son expérience acquise comme membre efficace du service d’aide aux victimes de l’incendie de 1807, les secours s’organisent. Les sinistrés, ceux qui ont tout perdu, comme ceux dont le logis est peu ou pas endommagé – la menace d’autres chutes de pierres n’est pas écartée – sont relogés au mieux. Les uns, plus favorisés, chez des proches ou des amis, les autres dans des hôtels vides en cette saison morte.
Le parapluie communal s’ouvre. Après avoir requis l’assistance technique et efficace du corps des pompiers, afin d’éloigner les curieux de la place Guillaume, en deuil, le bourgmestre réunit d’urgence le conseil municipal.
Dès décision prise d’en référer au Gouverneur de la province de Liège, le comte de Liedekerke, la réponse de celui-ci, en date du 1er février, ne se fait pas attendre : -« Il faut procéder à la démolition des maisons existantes sous les montagnes (sic) de Spaloumont et de les faire établir sur un autre emplacement. » La juste précaution est la mère de la stabilité.
« -Messieurs, déclare le mayeur, devant ce conseil, force nous est de prendre réflexion. Agir à la légère – il pèse ses mots -, nuirait à nos administrés. Et les reloger ? Où ? » Une fine bruine embrume les esprits, qui laissent les réponses à ces questions essentielles, que se posent les gestionnaires municipaux, en suspens. La gêne s’installe. Et pourtant, ces messieurs savent qu’une averse, même froide, fait germer le blé d’hiver. Ils attendent donc la germination de leurs idées.
Son excellence le Gouverneur mijote longtemps. Trop longtemps. Le 28 février, il réitère ses suggestions.
Après les éclairs lointains, le tonnerre gronde. La population, solidaire des sinistrés, s’inquiète sous le déluge glacé de l’irresponsable lenteur de ses administrateurs. Cédant sous la pression, comme un barrage, le bourgmestre ouvre les vannes. Le 5 mars, Jean Hubert Collin et ses assesseurs, Richard Jacques et Linon pressentent les experts, soient les sieurs Jean-Marc Chevron, architecte de l’ancien entrepôt des douanes à transformer en établissements de bains, et Louis Alexandre Caro, entrepreneur, assesseur de la commune de Polleur. Un flot torrentueux les emporte. Ils sont le 12 avril. A présent, c’est la bourrasque qui se déclenche. Le 15, le conseil, quelque peu bousculé suit les propositions des experts. Principalement la construction d’un mur destiné à prévenir d’autres « accidents ». Comme chiens mouillés, les membres de la vénérable assemblée s’ébrouent.
Collin, entraîné avec son conseil, par le courant boueux des finances communales, veut bien regagner la rive. Mais il lui faut de l’aide. De grâce !
Que les instances supérieures lui lancent une bouée !
Entre-temps, embourbés dans l’oubli de ce marécage administratif, lassés d’espérer une plus qu’improbable assistance, les « sinistrés » se sont recasés chez des parents, des amis, des voisins, poussés par l’irrépressible besoin de vivre. Mais ils savent, par les communiqués de l’Hôtel de Ville, que pour endiguer ces eaux sales, dans tous les sens donnés à ce terme, la compétence d’un spécialiste sera nécessaire. Heureusement, soulignent certains, que nous sommes sous le régime des Pays-Bas. Ces Hollandais connaissent les moyens à mettre en œuvre pour sortir de ce bourbier. Et, ainsi, la province de Liège envoie sur place le Sieur Willmar, ingénieur en chef du « Waterstraat ».
L’été, qui ose un espoir d’assèchement, s’étire dans son soleil, enfin revenu.
En guise de solution pour les sinistrés, en lieu et place de les reloger n’importe où, le conseil opte pour que soient, en réponse aux vœux de ses concitoyens, retapés les bâtiments, sur leur emplacement. Ainsi, ces gens, dans leur malheur, ne seront que peu dépaysés. Ce projet, permet, effectivement de garnir le pied de la montagne et d’en masquer la tristesse qu’offre sa nature schisteuse. Ce qui se concilie avec l’intérêt des victimes et une économie pour le trésor. En sus, l’éclusier revient sur la construction d’un mur, proposée au conseil du 15 avril dernier, qui soutiendrait les schistes de la colline. Pour le Conseil tout entier, le président Collin, les assesseurs Richard Jacques et L.A.Linon et les conseillers C.Forgeur et H.J.Body, ainsi que le secrétaire communal Rosette, voici enfin le bon temps, car l’ingénieur Willmar s’avoue être partisan de la conservation des maisons de la Place Guillaume. Les résolutions de cette séance du conseil communal du 13 septembre1828. Eh oui ! Déjà en cette époque-là, il fallait du temps pour résoudre les problèmes. Ici s’achève, à proprement parler, « l’affaire » de l’Éboulement de Spaloumont.
L’après n’est plus qu’averses intermittentes, qui arrosent des vacations d’experts, dues ou indues, qui mène Spa à obtenir de la Députation des États, l’autorisation de se défendre en justice.
Mais alors, nous sommes le 15 décembre… 1832, sous la direction d’un gouverneur belge, le baron Vandensteen.
Et ceci est une « affaire », longue, très longue… !
Jean-Pierre MONTULET