En lisière de la Fagne de Malchamps, près du vieux chemin de Spa à Stavelot passant par Andrimont, environnée de prés bordés de haies, la ferme de Bérinzenne dresse ses bâtisses de pierres grises.
Derrière ceux-ci, on voit un charme plusieurs fois centenaire qui a souvent été touché par la foudre.
Au cours des siècles , la « Cense de Bérinzenne » a connu plusieurs transformations. Depuis 1981, elle abrite un très intéressant musée de la forêt, dont les collections illustrant la faune de l’Ardenne sont visibles dans une partie des bâtiments anciens, tandis qu’une construction nouvelle, édifiée en 1985 et adjointe à ceux-ci est consacrée surtout aux métiers de la forêt (voir ci-dessous).
Ainsi qu’on peut le voir d’après un lavis de Remacle Leloup datant de la seconde moitié du XVIII e siècle, la cense de Bérinzenne présentait autrefois l’aspect d’une ferme fortifiée dont les différents bâtiments, comportant une tour carrée à un angle, étaient reliés entre eux par de hauts murs avec au milieu un portail.
On ne connaît pas la date exacte de sa construction, mais elle doit se situer dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Le 27 novembre 1660, Jean Mareschal de Spa vend à Mre Gérard de Bérinsine, au nom de Sr Jacques de Berinsine, lieutenant collonel, son frère, une pièce de terre, faigne et héritages scitué par desseur le thier de pierfays, aussi long et large qu’elle s’éxtend joindant vers soleil levant audit Sr Collonel, vers midi et couchant tant à l’aisemence que les représentants Mathy Craheau, Henry le Poty, et desoubz encor à I’aisemence, parmy (= à condition) en acquittant les cens seigneurial pour la somme de 60 florins brabant (Arch. Etat à Liège Spa,reg.21,f,102 v°)
L’année suivante, le 20 mars 1661,Matieu Chaheau vend à Jacques de Berinsin , lieutenant collonel une pièce d’aisemences et heritaige située sur une fagne contenant cinq quart de journal environ, joidant de tous côtés à l’aisemence et terre de seigneur pour le prix de 22 florins bbt. ( reg. 21,f.128)
Comme on le voit par le premier acte, le nom ancien du lieu sur lequel fut bâtie cette cense était le « Thier de Pierfays ».
Ce lieu-dit apparaît à plusieurs reprises dans les archives de la Cour de justice de Spa. Voici ce que nous avons relevé :
* 1574 : ung preit estant en pierfais (Reg. 4, f.2 v°)
* 1575 : « sur les fangnes en lieu condist Pierfays joindant vers soleil couchant à chemin qui tendt de Spaux à Stavelot » (reg. 52, f. 9 v°)
* 1575 : « sur les fangnes en lieu condist pierfais emprès la fontaine à l’huille » (reg 52,f? 19 v°)
* 1576 : « novea acquis (=terre à défricher) … estant en lieu condist en pierfays joindant… de costé de moucheux à chemin de stavelot et des autres à Sr » (reg. 3 1576, 39v°)
La voie de Pierfays est déjà citée en 1519 dans le mandement d’Erard de la Marck précisant les limites des bois du pays de Franchimont avec les lieux où il était désormais interdit de charbonner. Pour Spa, le mandement cite comme limites :
« le pied du tier delle Belle Heid, passant le trou de Belle Heid, revenant au pied de tier delle Stat jusquez à voies de Pierfays et au premier ry de Cortal adressant (se dirigeant vers) au pouhon de barisart »
Le TROU DE BELLE HEID désigne le vallon encaissé de la Picherotte à l’endroit du gué des artistes . On trouve la mention de ce lieu-dit dans un texte de 1585 dans un registre ville , n°17 :
« un journal de terre… estant sur le tierre delle Statte desoub le voie de costé vers le trou de belheid joindant vers soleil levant alle voie de pierefays et des autres coste à forest ».
Le premier RY DE CORTAL est le ruisseau, dont les eaux sont captées par un réservoir, qui traverse la propriété de Croy au sud et en contrebas du chemin de la Herde et qui, rejoint par le « ruisseau du pendu », se jette dans le ruisseau de Mambaye en aval du pouhon de Barisart. Un texte de 1584 cite « un journal (de tere) en premier reux de cortal emprès erbehaid (nom des prés entre le chemin de la herd et ce ruisseau) ( Spa ville, n°17)
Le texte du mandement d’Erard de la Marck a été publié par G. Barzin dans son livre Sac au dos avec Reard de la Marck (ed. Le Travail Verviers s.d.) Si l’auteur a bien identifié le » trou de Belle Heid », il a cependant commis une erreur en écrivant que la voie de Pierfays est celle menant vers Plainfays et en identifiant le premier ry de cortal avec le ruisseau du Pendu. Celui-ci, passant par le Pouhon Pia se trouve environ 150 mètres plus loin que le premier ry de Cortal passant sous la route menant vers la Géronstère puis rejoignant comme nous l’avons dit le premier ruisseau avant de se jeter dans le ruisseau de Mambaye.
Les deux ruisseaux viennent de la fagne appelée autrefois « fagne de cortal (wallon :cortê), citée en 1569 dans une ordonnance de la ville sur les sartages (fagne de Cortea) qui doit être l’actuelle « Tahanfagne ». En 1657 on voit la mention suivante » desseur la pixherotte joindant au Cortea » (ville liasse 17)
La carte (très mal dessinée) de la page 47 du livre de G. Barzin indique assez fidèlement les limites des bois qui, comme on peut le constater, ont très peu changé depuis le XVIe siècle. En 1603, un mandement du prince-évêque Ernest de Bavière ordonna de concrétiser les embannements , c-à-d les lieux où il était interdit d’abattre les arbres, en « mettant certaines bornes en forme de croix qui se planteront au long et à l’entour des dis bois embannés » (Sac au dos 25) Dans son ouvrage Monsieur G. Barzin a eu le mérite de souligner l’intérêt de ces croix d’embannement et d’en relever les emplacements.
Pour en revenir à pierfays, on voit d’après les textes d’archives qu’il y avait là des fagnes, mais aussi des terres labourables et des prés. Un texte de 1591 cite les « preit extant à pierfais qui furent Counet le herdier » (reg.2.f.32)
La voie de Pierfays est l’ancien chemin de Spa à Stavelot qui venant du Thier de Statte, passe par Pierfays, puis par la fagne de mousseû et descend ansuit vers Andrimont et la vallée du Roannay, coupant la Vèquée à la Croix Pottier. Nous verrons plus loin que l’ancien chemin s’appelait parfois aussi la voie de mouceux.
Dans les comptes du bourgmestre spadois Jacques de Beaurieux pour la période 1681-1682, on trouve la mention d’habitants de Spa qui ont été travailler pour » relever un fossé au thier de pirefays le long des bâtiments du Sieur colonel de Berinsenne. » Cet extrait a été publié par M. Julien Henrard dans le fascicule des Cahiers Ardennais de mai-jui 1966 consacré à la famille de Bérinzenne.
Nous allons en reprendre ici certaines données. Il est probable, écrit J. Henrard, que cette famille se soit d’abord appelée Joachim, nom qui se prononçait Jouxhome en wallon. Jouxhomme Bérinzenne, époux en secondes noces d’Isabeau de Froidcourt, veuve de Lynar.
Moreau, est cité dans un acte de 1578. Un des enfants de ce Jouxhomme, Gerard de Berinzenne, né avant 1570 et décédé en 1648 eut pour troisième épouse Marie Mambaye qui, devenue veuve, prit pour mari Thomas Leloup, veuf également, fondateur de la chapelle du Thier de Spa qui porte son nom.
Maître Gerard de berinzenne dont il est question en 1660 dans l’achat des terrains et fange de Pierfays était l’arrière-petit-fils de Jouxhomme Berinsenne. Ordonné prêtre, il fut attaché à l’archevêché de Cambrai en qualité de chanoine. Son frère, Jacques de Bérinsenne cité dans le même acte fut colonel dans l’armée de Condé au service de la France et mourut à Spa le 11 décembre 1700. Son fils, Jacques, né le 20 mai 1668 mourut tragiquement ainsi que le rappelle la croix en pierre qu’on voit aujourd’hui le long de la Vèquée avec son inscription : ‘Icy at été murdri monsieur Jacques de Bérinsenne, fils du Colonel, le 25 aout 1696’. (1)
(1) d’après J. Henrard il a été tué par la foudre.
D’après l’acte de 1660, Jacques de Bérinsenne possédait déjà des biens à Pierfays. Ces biens devaient venir de son arrière-grand-père qui, comme nous l’avons vu avait épousé la veuve de Lynar (Léonard) Moreau. En 1569, on voit citer « la faigne Morea, à présent possédée par Joachim, non loin des chemins qui s’appellent la voie de mouceux » (Spa, ville n°I7, rendage d’aisances). Un texte de 1575, cité plus haut parle de « nouveaux acquis en pierfays joindant du costé des moucheux à chemin de Stavelot ».
En 1581, on voit citer la « fangne qui fur Pirotte Sente extant emprès le moucheux » (reg. 52.f.22)
La fagne du Mousseû se trouve au sud-ouest de Bérinzenne, le long de la Vèquée avec, à l’ouest, la fagne Henri matî.
Ce nom doit désigner Mathieu Craheau (Crahê) cité dans les actes de 1660 et 1661. Comme on le voit les prés et terrains proches des fagnes du sud de Spa appartenaient à différents propriétaires.
En 1624, un accord entre le prince-évêque Ferdinand de Bavière et la communauté de Spa avait notamment laissé à celle-ci tous les bois situés entre la voie de Creppe à Stoumont (avec le ruisseau de Parfonrieu derrière la Lébéolle) et le ruisseau de la Sauvenière. De plus, il était permis de mener les troupeaux dans les bois réservés au prince-évêque, à condition que ce soit quatre ans après qu’une coupe » à taille blanche » ait été faite, afin de permettre la croissance des rejets. En outre, les habitants pouvaient emporter les « ramailles » (branches) des arbres abattus dans ces coupes, après que les cordes y eussent été dressées. De leur côté, les bourgmestres de Spa faisaient faire des coupes au profit de la communauté dans les bois appartenant à celle-ci, et désignaient les endroits où il était permis d’essarter, moyennant une redevance.
Voici sur ces pratiques, des documents extraits de notes prises dans une liasse se rapportant aux bois et sartages (A.E.L. Spa, ville liasse 17)
* En 1643 , on fait couper « à taille blanche » les deux cantons appelés Thier de Pierfays et Chapeau fagnou (tchapê fagnou : entre le thier des Rèhons et la fagne Henri Matî); pour éviter la ruine des jeunes jettons (pousses) d’icelles, on a embanné ces cantons pour le temps de quatre ans (c-à-d défendu d’y conduire le bétail pendant ce terme).
* En 1646, malgré cette interdiction, on peut lire que le thier de pierfays, coupé à taille blanche est « ruyné et gasté à cause de la brosdure des bestiaux » (parce que le bétail a dévoré les jeunes pousses)
* En 1651 , le gouverneur et haut forestier de Franchimont permet de faire des essarts dans le thier de Cessine (Sessine) prononcé sèsène, désigne un terrain sec) , le thier de Pierfays et les Archins (Arsins = endroit essarté au moyen du feu, lieu-dit au nord de Bérinzenne) et les endroits où il n’y a aucun bois sinon quelquefois un buisson.
* En 1732 , un forestier rapporte avoir trouvé en lieu dit les onays sous le cense du Sr Bérinzenne la herde du Vieux Spa d’environ 70 bêtes pâturant dans les jeunes taillis. En 1575 , à la demande des habitants de Spa qui se plaignaient que la herde comportait trop de bêtes à cornes, il avait été décidé à partir de l’année suivante de « faire deux herdes des susdites bestialz, assavoir ceulx delle Rue pour l’une et ceulx de par decha pour l’autre » , en s’arrangeant pour les laisser paître chacune de leur côté; la « herde delle Rue » était celle du Vieux-Spa, tandis que les habitants voisins de la place du Marché et du vinable de Bohy ( près de l’église) étaient appelés « ceux de par deçà ».
En cas de maladie du bétail,on devait, pour éviter la contagion désigner des séparations ainsi que les voies que devaient suivre les troupeaux sous la conduite du herdier (Spa. reg:80,f.54 v°)
En août 1638 « en raison des infections et maladies régnantes parmi les bestes à cornes de la hierde du vinave delle Rue » la Cour de Justice de Spa permit « audits delle Rue de pouvoir pasturer tant avec leurs dites hiedes que autres tennant et gardant leurs bestes particulières depuis la voie montant au milieu de la bouvier (e) sortant de la dite rue condit voie de Stavelot, tirant droit suyvant icelle sur le thier delle Statte et delà droit sur les heritaiges la vefve Augustin de Berinsinne scitué en Moucheux du costé ves Desgnié et de là droit sur le chemin qui traverse la faigne allant à Andrimon ». Ce même arrêté permettait aussi de mener les bêtes vers Mambaye (Spa, ville liasse 17).
La situation de la Cense de Bérinzenne sur le chemin venant de Stavelot avait pour conséquence qu’à la fin du XVIIe s. lors des hostilités entre la France et la Principauté de Liège, des troupes de parti- sans français, installés à La Roche-en-Ardenne passèrent souvent par là et s’y arrêtèrent à diverses reprises en allant à Spa se faire « rafraîchir », c-à-d se faire payer à boire et à manger.
En 1694, d’après les comptes des bourgmestres de Spa de l’époque, on voit que madame de Bérinzenne réclame le remboursement des dépenses consenties pour le ravitaillement de ces troupes.
La famille de Bérinzenne s’éteignit à Spa à la fin du XVIIIe siècle. Comme l’écrit M. Julien Henrard, cette lignée, pendant cinq générations au moins, avait donné au bourg de Spa des administrateurs bourgmestres, échevins, mayeurs et mambours des pauvres. Elle avait fourni un chanoine et deux officiers, et avait contracté des alliances avec de nobles familles du pays.
Un tableau du peintre spadois Gérard Jonas Crehay daté de 1856 représente la ferme de Bérinzenne avec sa grande tour carrée aujourd’hui disparue. Il a été reproduit sur la carte de membre de l’asbl Histoire et Archéologie spadoise pour l’année 1978.
Léon Marquet.