Combien de Spadois se souviennent-ils encore de ce qu’un bâtiment de la Marine a promené sur les flots le nom de la Perle des Ardennes ? Mais bien davantage sûrement sont ceux qui ignoreront toujours, hormis les lecteurs de Réalités, que la cité des Bobelins a disposé, pendant plus de 30 ans, d’un ambassadeur qui fit connaître le nom de la ville d’eaux dans pas mal de ports de notre vieux continent. Et pourtant, c’est bien le 5 mars 1958 que le dragueur de mines côtier M927 fut adopté par la ville de Spa, de même que le furent 25 autres dragueurs par autant d’autres villes belges, tels le M922 par Malmedy et le M928 par Stavelot.
A cette occasion, feu le commodore Robins offrit à chacun des bourgmestres concernés une photo du bâtiment parrainé tandis que chaque commune faisait don à son filleul d’une bibliothèque de bord de 50 ouvrages techniques ou littéraires. Mis sur cale en juin 1953, aux chantiers navals Boel à Temse (Anvers), le navire fut lancé le 21 juin 1954. Les essais au point fixe furent effectués en février 1955 et c’est déjà le mois suivant, après les sorties d’essais à la mer, que le M927 fut pris en recette par la Force Navale. D’une longueur hors tout de 44m et d’une largeur hors membrures de 8m40, ce bâtiment destiné à la lutte contre les mines avait donc les caractéristiques d’un dragueur de l’époque, c.-à-d. une coque en bois, toutes les pièces métalliques en alliages non magnétiques, et un faible tirant d’eau de 2m60 ; malgré les deux gouvernails, cette calaison (1) réduite pouvait poser des problèmes de manoeuvriabilité par fort vent de travers, à cause d’un fardage (2) important. Armé d’un canon Bofors de 40mm, cet M.S.C. (Mine Sweeper Coastal) était pourvu des diverses dragues du moment : mécanique, magnétique et acoustique.
Deux moteurs de propulsion, des Diesel G.M. de 440 C.V. chacun, lui assuraient une vitesse maximum de 14 noeuds. Avec ses deux hélices tournant pour une allure de 10,5 noeuds, le rayon d’action du M927 atteignait 2700 nautiques (3), pour autant qu’il ait bien fait le plein de ses soutes à combustible, avec 30m³ de gasoil. Dans une seconde chambre des machines, véritable centrale électrique, étaient installés deux moteurs de dragage, des génératrices prêtes à pulser plus de 3000 ampères dans la drague magnétique. Enfin, pour ceux qui souhaitent tout savoir, et on ne leur en voudra pas, voici une dernière donnée concernant ce type de bâtiment : lège, son déplacement était de 300 tonnes mais, en pleine charge, il en faisait 390.
Commissionné (4) le 10 mars 1955, le M927 ouvre son journal de bord et entame sa carrière maritime. Mais, tapi au pied d’une dune, Mathy-Loxhet épiait notre dragueur côtier … Les manoeuvres navales OTAN d’automne 1956 trouvent la 124e escadrille belge d’M.S.C. dont fait partie le M927, opérant au large de la Hollande méridionale, sur les atterrages (5) du Nieuwe Waterweg, voie d’eau menant à Rotterdam. Votre serviteur est alors officier en second, à bord du M931 dont le commandant est en même temps Comsquad (commandant d’escadrille).
Le 27 septembre 1956, à 17 heures, le Squad 124 appareille pour un dragage de nuit, de Hoek van Holland, situé à l’entrée de ce canal qui relie donc à la mer du Nord le plus grand port du monde, il fait sombre, le vent souffle. Peu importe. Les ordres sont les ordres : quand il faut y aller, faut y aller. Mais la mer se creuse, la visibilité se réduit. Une houle prononcée empêche la mise à l’eau des dragues..
Vers 21 heures, ordre est reçu de faire route vers la côte et de rentrer au port. Pour embouquer (6) le chenal d’accès à Hoek van Holland, le dispositif de manoeuvre ordonné est » Form 1 » ; cela signifie que chaque navire doit garder le cap sur le bâtiment qui le précède et rester dans ses eaux ; autrement dit, pour parler comme les terriens, aller à la queue leu leu. Plus facile à dire qu’à faire, surtout pour le pauvre M927 qui tient le bout de la file.
Tempête d’équinoxe, nuit sans lune, hauts-fonds mouvants, tout cela fait penser à Victor Hugo : » Oh, combien de marins, combien de capitaines, etc « . Bref, c’est la pagaille, c’est presque Trafalgar. Mon M931 arrive à s’amarrer à la sauvette, à Vlaardingen, port intérieur sur le Nieuwe Waterweg. Peu à peu, on apprend par radio que les autres unités de l’escadrille ont trouvé refuge sur l’une ou l’autre rive du canal. Seul, le M927 ne répond pas, et pour cause. Son commandant, soucieux sans doute de bien rester dans le sillage de son matelot d’avant (7), a mal estimé la force du courant de marée qui, insidieusement, le dépalait (8) vers les enrochements protégeant les musoirs (9) des estacades du chenal d’accès ; cela le menait inexorablement à l’échouement.
Le lendemain matin, dans l’aube blafarde, à marée basse, chacun peut aller contempler le M927, haut perché sur un gros tas de cailloux. Mille sabords ! Qu’il est impressionnant cet M.S.C., avec sa carène (10) au vent, dans une nudité indécente, et cela sous le regard goguenard de nos collègues bataves …
Cependant, pour le Squad 124, les manoeuvres continuent et, le 30 septembre, à 4h30, mais sans le M927, nous larguons les amarres pour rallier Calais.
Déjà, au sein de l’escadrille, le malchanceux bâtiment se voyait traité de canard boiteux. Et je dois vous confier que ce bateau n’était pas encore au bout de ses peines. Peu importe ; comme jadis à la Redoute, au Waux-Hall ou au salon Levoz, la roue va tourner pour notre dragueur côtier et, dès que le M927 fut appelé » Spa « , la fortune de mer va lui sourire. En l’occurrence, il s’agit donc bien d’une affaire spadoise, à suivre … Dès lors, sur le conseil de Hugues Aufray : » Tiens bon la vague et tiens bon le vent, hissez haut ! « .
Henri Jacquemin
(1) calaison : enfoncement du navire dans l’eau ; synonyme de tirant d’eau
(2) fardage : tout ce qui se trouve au-dessus de la flottaison ; ce terme concerne surtout les superstructures et les accessoires.
(3) nautique : terme utilisé à la Marine dans le sens de » mille marin « , celui-ci valant 1852 mètres ; un navire filant 14 noeuds est celui dont la vitesse est de 14 nautiques à l’heure.
(4) commissionné : se dit d’un bâtiment qui entre en service actif ; terme en provenance de la Royal Navy.
(5) atterrages : parages, approches, voisinage de la terre ou d’un port.
(6) embouquer : quitter la mer libre et s’engager dans un canal, un détroit ou une passe.
(7) matelot d’avant : nom donné dans la marine militaire au bâtiment qui précède un autre navire dans une ligne de file.
(8) dépaler : déporter, en parlant de courant, en dehors de la route à suivre.
(9) musoir : extrémité d’une jetée ou d’un môle.
(10) carène : partie immergée de la coque d’un navire.