Peu de Canadiens connaissent le compositeur de leur hymne national. En effet, le pauvre Calixa-Lavallée n’a jamais été célébré à sa juste valeur musicale, équivalente sans doute à celle d’un Gounod dont il était le contemporain. Mais, tous les Canadiens – et à fortiori tous les Belges – ignorent qu’un Belge originaire de Spa fut mêlé, et de très près, à l’émergence de cet hymne. En réalité, au moment où Calixa-Lavallée cherchait à mettre des notes de musique sur le texte qu’on lui proposait, il décida de s’adjoindre deux amis pour guider, commenter et finalement approuver son travail. Ce furent Arthur Lavigne, le gros éditeur de musique de l’époque au Canada ( ça peut toujours servir) et Franz Jehin-Prume, un violoniste et compositeur originaire de Spa. L’histoire veut que Calixa-Lavallée présenta pas moins de 10 esquisses avant que le trio tombe d’accord sur ce qui allait devenir quelques années plus tard, après le décès de Calixa-Lavallée d’ailleurs, l’hymne « Ô Canada » qui est maintenant chanté d’un océan à l’autre à chaque grande occasion.
La vie de Jehin-Prume mériterait pour le moins un scénario de film ou de BD, tant elle fut riche d’actions, d’émotions et même quasiment de miracles….
Il est né à Spa en 1839, à l’époque où les poules et les canards se promenaient encore dans les rues. Son père, Jules Antoine Jehin, était artiste-peintre. Mais, du côté de sa mère, Pétronille de Prume, on était dans la musique depuis des générations. Le grand-père avait été organiste à Stavelot et l’oncle, François, était professeur de violon à Liège. On dit que le jeune Franz a su ses notes de musique avant les lettres de l’alphabet. On dit aussi qu’à six ans, il donnait son premier concert public de violon juché sur un tabouret pour pouvoir être vu des spectateurs. Comme il était manifestement doué pour cet instrument, la ville de Spa et la province de Liège lui octroyèrent des bourses afin qu’il étudie sérieusement au Conservatoire Royal de Liège puis de Bruxelles. Et donc, à 12 ans et demi, Franz y obtint son premier prix de violon. Cependant, c’est de Spa que démarra véritablement sa carrière internationale. En effet, toutes les têtes couronnées de l’époque fréquentaient cette ville réputée pour ses eaux et ses cures. L’occasion était bonne pour le jeune Jehin-Prume de s’y faire remarquer. Il fut invité en Allemagne, en Pologne et en Russie.
Un premier événement providentiel marque son séjour dans ce pays. Il allait participer à une croisière en mer à l’occasion de l’anniversaire d’un proche de ses hôtes. Au moment d’embarquer, il se vit offrir de donner – quelque part en ville – un concert pour le mariage d’une riche Polonaise. Il refusa d’abord par égard pour ses nouveaux amis, mais devant l’offre alléchante (on triplait son cachet habituel), il finit par accepter. Quelques minutes plus tard, le bateau sur lequel il n’avait pas pris place, coulait entraînant 1400 personnes dans la mort!
À Saint-Pétersbourg, il fut reçu par Anton Rubinstein qui, après l’avoir entendu, s’exclama : « vous êtes un violoniste classique, vous êtes un violoniste romantique, vous êtes un violoniste complet dans tous les genres ! » Il eut l’honneur de jouer pour le Tsar et pour la Grande Duchesse Catherine. Puis, il revint en Belgique et s’y produisit de nombreuses fois . Le Journal de Liège du 15 septembre 1859 constate que « l’enfant prodige est devenu un éminent artiste. » Il repart en tournée en France, en Norvège, en Suède, au Danemark. Ayant reçu une invitation de l’empereur Maximilien du Mexique et de sa femme, la princesse Charlotte de Belgique, il affronte l’océan et donne une nouvelle dimension à sa carrière.
Au Mexique, il se produit dans des palais, mais aussi dans des salles plus modestes, parcourant le pays pendant 4 mois en diligence et à cheval! Il fait un séjour, toujours truffé de concerts, à Cuba et finit par arriver à New-York. Et voilà comment s’écrit l’histoire : il arrive dans cette ville à une époque où la saison des concerts vient de finir et il s’ennuie. C’est sans compter sur un de ses camarades-étudiants du Conservatoire de Liège, Jules Hone, violoniste immigré au Canada qui, le sachant dans la Grande Pomme, l’invite au Québec pour une partie de pêche. Jehin-Prume ne se doutait certainement pas en acceptant cette invitation qu’il trouverait au Québec sa femme et, finalement, le faîte de sa carrière.
Dès son premier concert en Nouvelle-France ( il ne pouvait pas s’empêcher de jouer), les critiques musicaux de la métropole canadienne sont unanimes : « le plus fort que nous ayons entendu…Une des sommités artistiques les plus remarquables qui soient venues au Canada…Monsieur Jehin-Prume et Camille Urso ( jusque là le meilleur violoniste local) ne semblent pas jouer du même instrument…Il semblait que l’auditoire fut sous l’emprise d’une puissance inconnue… » Le Parlement interrompt ses travaux pour écouter le virtuose dans son enceinte, un événement qui ne s’était jamais vu et ne se reverrait plus.
Un jour que Franz remonte le Fleuve Saint-Laurent en bateau, et que son regard est perdu dans l’immensité du décor, une jeune femme s’approche de lui et lui effleure la main. Elle lui souffle ensuite dans l’oreille : « puisque Roméo ne va pas à Juliette, il faut bien que Juliette aille à Roméo! » Sans doute que la Juliette avait bien saisi les données du problème puisque quelques mois plus tard, le 17 juillet 1866, le couple se mariait en grande pompe à Montréal. Ce fut, selon un journal local, « le plus beau mariage qui ait peut-être jamais eu lieu à Montréal! » ( Il faudra attendre celui de Céline Dion pour retrouver pareil décorum…)
Épousant Rosita Del Vecchio, Franz épousait aussi une soprano qui allait devenir la coqueluche des mélomanes canadiens. Mais ici se situe un autre épisode étonnant de la vie des Jehin-Prume. Fin 1866, les journaux américains et canadiens annoncent en effet leur décès à tous les deux dans le naufrage d’un bateau, l’Evening Star, faisant la liaison entre New-York et la Nouvelle Louisiane. En fait, Jehin-Prume avait pris des informations sur ce voyage et avait fait transporter ses effets personnels à bord, mais , encore au dernier moment, avait changé ses plans… Il n’était pas destiné à mourir en mer!
La mort cependant atteint ses parents et, à deux reprises, Franz fait un retour en Belgique, avec chaque fois de nombreux concerts. Lors d’un séjour à Spa, il rencontre Gounod qu’il décide presque à venir en Amérique. En fait, l’illustre compositeur aurait accepté , mais son irascible maîtresse l’aurait fait changer d’avis!
Le début de l’amitié avec Calixa-Lavallée ne fut pas évident tout de suite…Jehin-Prume était invité à donner un ( autre) concert et il s’inquiétait de savoir qui serait son accompagnateur. On lui présenta Calixa-Lavallée et Jehin-Prume l’aborda un peu de haut lui demandant s’il serait capable de l’accompagner dans des concertos de Vieuxtemps et de Paganini….Le pianiste lui répliqua que s’il le faisait, il mettrait ensuite le violoniste en demeure d’inverser les rôles , car lui, Calixa-Lavallée, se sentait bien capable de jouer aussi les deux concertos au violon!
La collaboration entre les deux hommes – et aussi avec Rosita, devenue la « Sarah Bernhardt canadienne » – fut pourtant très productive pendant de nombreuses années . Ils animèrent les soirées musicales de Montréal, des principales villes du Canada et des Etats-Unis. Un poète, le plus grand de l’époque, le « Victor Hugo » canadien, Louis Fréchette a écrit un sonnet à son ami, qui vaut la peine d’être reproduit Louis Fréchette a aussi mis son ami en scène dans un conte où, par la magie de son violon, il sauve d’une mort presque certaine un enfant récemment opéré. La mort cependant va bel et bien atteindre la belle Rosita Jehin-Prume. En 1881, elle prend froid à la sortie d’un concert de charité, s’alite et décède sur quelques jours. Elle avait 35 ans. Sa mère, décédée quelques heures avant elle, partagera les mêmes funérailles. Plus de 10.000 personnes – rapporte la presse locale – se pressaient pour conduire la jeune étoile à son dernier repos.
Jehin-Prume fit encore des séjours en Belgique. Il joua avec Massenet et Lalo, séjourna à Paris et à partir de 1887 se fixa définitivement à Montréal, se consacrant à la composition ( il a composé 88 œuvres ) et à l’enseignement. Selon un chercheur de l’université de Hong Hong (!), il fut rien moins qu’à l’origine d’une véritable école belge du violon au Canada.
En 1896, il ressent les premières atteintes d’un mal qui allait l’emporter. Il se voûte, suffoque fréquemment. Il donne, cette année-là, son dernier concert avec la pianiste Victoria Cartier. Son frère, Érasme Jehin-Prume, l’assiste dans ses derniers moments. Il décède le 28 mai 1899. Un fils lui survit, le docteur Jules Jehin-Prume, lui-même décédé en 1947.
Voici la belle histoire d’un musicien wallon qui a porté au loin les fleurons de sa terre natale . Il ne fut pas le seul. Outre Jules Hone déjà cité, François Héraly de Flawinne, la famille Goulet de Liège, Séverin Moisse de Walhain-Saint-Paul, Maurice Onderet de Mons et plus récemment Edgard Davignon sont montés au Panthéon de la musique canadienne. Peu de Québécois savent que leur vie musicale actuelle si féconde s’est bâtie lentement grâce à l’effort de musiciens belges de haute valeur tombés aujourd’hui dans l’oubli. Le souvenir que ces lignes ravivent me semble bien la moindre chose qui leur soit due. Après tout, « Je me souviens ! » n’est-ce pas la devise officielle du Québec?
J’ai profité d’une belle journée de printemps pour revisiter le cimetière Notre-Dame des Neiges où Jehin-Prume est effectivement enterré. J’ai retrouvé l’emplacement. À cette place ont également été enterrés : le frère de Franz – Érasme (1905), le fils de Frantz – Jules ( 1947) et peut-être la femme de Frantz ( Rosita – mais ce n’est pas clair). De toute façon, l’emplacement ne se présente plus comme à l’époque car un certain Nicolas Jehin de Prume y a été enterré en 1994! J’imagine que c’est le petit-fils de Franz, puisque ce Nicolas est né le 24 février 1931 et est décédé à Brooklyn New-York le 5 08 1994. À l’occasion de son enterrement, un modeste monument a été érigé en mémoire de toute la famille Jehin-Prume. C’est une photographie de ce monument que je vous adresse (voir ci-contre). J’ai appris par ailleurs (bibliothèque nationale du Canada) que Jehin-Prume (le violoniste) s’était remarié après le décès de Rosita avec une dame, Hortense Leduc, avec laquelle il a eu un fils Gaston, mais l’ article disait qu’on n’avait aucune trace de ces deux personnes. Vous voyez, le roman continue…Je vous donne aussi l’adresse d’un site où il y a un dessin d’une des premières salles où Jehin-Prume a donné ses concerts en arrivant à Montréal. C’est la salle du « Mechanics Hall » au Mechanics Institute. Voilà mes dernières trouvailles…
Jacques Houchard
Professeur et organiste à Montréal
Tu m’as vu souvent applaudir, entraîné
Par ta verve et ta grâce énergique.
Grand artiste inspiré que la noble Belgique
En talents si féconde, un jour nous a donné
Quand ton jeu sombre et doux, caressant ou tragique
Berçait ou remuait l’auditoire fasciné
Comme le nerf sonore aussi j’ai frissonné
Bien des fois sous le coup de ton archet magique
Et pourtant je sentais que l’ingrat instrument
Sur lequel tu faisais vibrer puissamment
Toute la passion qui te couvait dans l’âme
Comme un poète ardent le rythme au son moqueur
Ne répondait qu’à peine aux élans de ton cœur
Mais, voyant le reflet, je devinais la flamme.
Cette rencontre avec M. Houchard a pu se réaliser grâce au site internet de Réalités.
La rue Jehin-Prume à Spa se situe entre les boulevard Rener et des Guérèts.