La chanson de Roland


C’est grâce à un ami commun, Pierrot L., que j’ai fait la connaissance de Roland. A ce début des années 50, baignant dans l’insouciance euphorique de cette époque, nous étions tous les trois étudiants à l’Académie des Beaux-Arts de Liège, les deux compères en « décoration » et moi en « architecture ». Tous deux faisaient partie d’un orchestre de jazz, le « Hot Jam ». Pierrot y tenait la place de « trumpet leader » et Roland en était le bassiste. Sur leur insistance, j’y fus très vite enrôlé pour remplacer le « trombonne » qui avait fait défection. Mais ceci est une autre histoire.

Déjà, simplement parce qu’elle était l’expression de sa vraie nature, sa chanson sans paroles, Roland l’entonnait en tous lieux, car pour ce joyeux drille tout motif, qu’il soit sérieux ou futile, en fournissait le prétexte. Toujours sur le même thème, il laissa vagabonder son improvisation au hasard du jeu des accords.

Quand, sur notre « temps de midi », la pluie s’acharnait sur la Cité, pour nous distraire, nous allions nous réfugier au « Grand Bazar de la Place St Lambert ». Un de ces midis maussades, nous occupions, sans gêne, l’ascenseur de ce grand magasin. Sans en sortir, montant et descendant dans cette noria d’un autre genre du sous-sol au dernier étage, Roland et son inséparable comparse révisaient un cours théorique, histoire de l’art ou anatomie. A plaisir, ils en ânonnaient quelques passages importants. La première fois, ce rituel étrange intrigua la liftière. Mais, au fil des jours, tandis que se répétait le manège, la demoiselle, ma foi fort accorde, se prit au jeu. Elle était si attentive, qu’elle en sut autant qu’eux sur ces matières. Mais cette attention, instructive en soi, la distrayait, au point qu’il lui arrivait quelquefois, trop souvent au goût de certains grincheux n’appréciant guère la plaisanterie, d’oublier l’un ou l’autre arrêt. En voyant leurs mines offusquées, Roland reprenait son refrain sur le rythme langoureux d’un slow à la Sarah Vaughan, qui s’effilochait en notes rauques. Son pouvoir possédait une telle persuasion communicative, qu’étaient rares ceux qui y résistaient.

En bons étudiants frondeurs, nous prenions plaisir à surprendre le « bourgeois », voire à tester ses réactions face à une situation insolite. Ainsi fut-il en un beau jour de mai, alors que nos pas nous avaient conduits au Quai de Rome. En longeant la Meuse, une étincelle jaillit de nos trois caboches. Accoudés au parapet, penchés sur un débarcadère, réservé à une barque, nous en jaugions la faisabilité. L’instant était propice à l’exécution de notre « forfait », car les promeneurs étaient nombreux, qui profitaient d’un soleil généreusement printanier. Le décor était planté. Le public attendait sans le savoir. Action ! Une discussion vive, dont le ton va crescendo, s’ouvre entre Pierrot et moi. Nous lançons des regards sans équivoque vers Roland, qui, tranquille, glousse sa chanson à la manière d’une trompette Wawa. Son air moqueur nous rend furieux. Nous l’empoignons par – dessous les bras. Sans égard pour ses protestations, nous le traînons dans l’escalier de pierre qui dégringole vers la rive du fleuve. Notre « victime », qui se débattait, se dissimule à la vue de ceux « d’en haut », dans la niche de la bouée de sauvetage. En ahanant quelques hop ! hop !, nous balançons dans l’eau grise du fleuve un gros pavé qui s’ennuyait là. Un dernier cri de détresse de Roland, suivi d’un grand « plouf » ! éclabousseur, et le pavé se perd dans les flots glauques. Nous frottant les mains, en affichant un sourire satisfait d’un « travail » bien exécuté, nous réapparaissons sous les yeux incrédules des badauds. Statues figées par la crainte que, probablement, leur inspirent nos noirs regards. A ce moment, dans une cascade de croches, qui semblent couler du saxe soprano de Sidney Bechet, retentit la chanson de Roland. Reprenant à trois rires le thème de son air très « swing » ponctué de quelques touches brèves de claques dans le dos, nous disparaissons, laissant, sur le trottoir, ces braves gens pantois.

Que ce fût, chez lui, pour une répétition de l’orchestre, au studio 53, club privé, lors de la préparation d’une soirée de jazz du samedi soir, en « guindaille » ou encore lorsque « notre » Hot Jam animait, en la salle de « gym », le bal annuel de l’Athénée, Roland musait, tout en taquinant les cordes de sa contrebasse, dans son inégalable sourire des accords en si bémol. Au cours d’une dernière mise au point d’un de ces bals, nous avons « monté » un gag, jugé fumant. La soirée bat son plein. L’ambiance est au zénith. L’orchestre claque fort dans l’exposition d’un thème de Count Basie. Puis, tour à tour, sur la dernière note de leur chorus enveloppé, les solistes déposent leur instrument et quittent l’estrade. Suit la section rythmique- piano, guitare et batterie -, qui abandonne le petit bassiste accroché à son « grand violon ». Seul, perdu sur cette scène, trop grande pour lui, sous les regards ahuris des danseurs et autres spectateurs, il continue à user son gant protecteur sur les grosses cordes. Dans un solo vibrant comme la voix de Mahalia Jackson, la « blues » mélodie de Roland griffe les cœurs à grands coups d’émotion. Et soudain, dans l’ordre inverse de leur sortie, reviennent reprendre leur place et leur instrument tous les membres de l’orchestre, suscitant une explosion de joie générale, qui, avec la puissance de « We shall overcome », amplifie par cent et cent voix la chanson du bassiste.

Au retour de Liège, embarqués dans un de ces pittoresques trajets quotidiens en chemin de fer, nous venions, à Pepinster, de nous hisser dans un vieux wagon en bois de l’inconfortable, mais sympathique « correspondance » pour Spa et au-delà. Sans prévenir, l’un d’entre nous, peut-être moi, entame, en mimant le jeu de l’instrument, un air d’accordéon musette. Réagissant en musiciens, Pierrot embouche une trompette fictive et Julot, qui se sert de la banquette en guise de batterie, donne le rythme. Ta ta poum ! Ta ta poum ! Emoustillé, Roland le facétieux se lève, empoigne vigoureusement l’autre Pierrot en lui lançant goguenard :- « Tu viens en suer une ! ». Sur trois temps, son rire swingue une java perverse. Le spectacle burlesque de ces danseurs qui se tortillent, les mains sur les fesses, aux accents d’un trio gouailleur, fait recette. D’autres voyageurs, qu’attire cette insolite exhibition, s’agglutinent pour n’en rien perdre. Ha ha haa ! La chanson de notre ami titille ce bon public jusqu’aux larmes. Même le garde, dont on n’apercevait que le képi, y prend du bon temps. Hélas ! Malgré la lenteur du train poussif, essoufflé par la raide montée, la gare de Spa surgit trop vite, provoquant de longs soupirs de regret. A demain les gars !

Roland ne donnait pas que dans la bouffonnerie. Artiste décorateur de grand talent, mais souffrant de modestie incurable, il logeait dans ses créations le cœur de sa chanson, qui s’exprimait avec la délicatesse d’un sourire de Joconde.

Après ce temps bercé d’insouciance, Roland s’était « fonctionnarisé », comme on dit vulgairement, pour raison alimentaire. Mais il avait su préserver sa musique nasillarde, qui sous le vaste hangar de l’aérodrome de Malchamps, dont il était le commandant galonné, explosait pour le plaisir dans un festival d’échos.

Terminée trop tôt, étouffée dans un autre appel au secours, la chanson de Roland Muls résonne encore et toujours dans ma tête. Et lorsqu’un grand coup de « blues » m’étreint, je la murmure en souvenir de lui.

Jean-Pierre Montulet.


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