Un article intitulé « il était un petit navire…dénommé Spa » a paru dans le n° 197 de « Réalités » (pages 32 à 34). Cet article raconte notamment l’échouement de ce bâtiment de notre Force Navale en date du 27 septembre 1956 sur les enrochements du chenal d’accès à Hoek van Holland. L’auteur attribue « sans doute » cet accident naval à une mauvaise estime par son commandant de la force du courant de marée.
Il se fait qu’à l’époque je faisais partie de l’équipage de ce dragueur de mines comme aspirant de marine C.O.R. (candidat officier de réserve). Ayant été témoin oculaire de l’accident, je suis « donc en mesure de compléter le récit de Monsieur Henri Jacquemin qui se souviendra probablement de moi et que j’aurais plaisir à retrouver par l’intermédiaire de la rédaction de « Réalités ». Comme les responsabilités dans l’échouement ont fait l’objet d’une procédure judiciaire devant la Cour militaire et comme l’arrêt de la Cour a blanchi le commandant Monteyne, je crois de mon devoir d’apporter ce complément d’information aux Spadois et de les rassurer sur le fait que le navire dont leur ville a assumé le parrainage ne méritait pas le quolibet de « canard boiteux ».
Parler de tempête d’équinoxe au sujet des conditions météorologiques du moment n’est pas une formule de style. Comme nous avions commencé la manoeuvre de débordement de la drague acoustique appelée « marteau », le filin d’acier qui soulevait cette lourde masse métallique s’est rompu sous la violence des coups de boutoir de la houle et l’engin s’est écrasé sur le pont, passant à deux doigts de la tête du premier lieutenant. L’incident a bien entendu été aussitôt rapporté par le commandant Monteyne au commandant d’escadrille et quelques minutes plus tard, l’ordre nous est parvenu de rentrer au port.
Pour cette manoeuvre, le commandant du bâtiment reprend lui-même le quart. Comme je l’avais assuré jusque là, je suis resté près de lui pour apprendre le métier en circonstances extrêmes. Ce que le lieutenant Jacquemin qui était en tête de la ligne de file n’a apparemment pas remarqué, c’est qu’un caboteur hollandais sortait à ce moment du chenal, naviguant entre la jetée et l’alignement de notre escadrille. Le dragueur de tête serrant la droite du chenal n’a eu aucune difficulté à le croiser. Mais l’ensemble de la formation a été progressivement déportée vers babord sous l’influence de vents et de courants traversiers d’une force exceptionnelle et cela sans pouvoir composer la dérive sur le fond par un changement de cap du fait que le dispositif « Form1 » implique, comme le rapporte très justement M. Jacquemin, que chaque navire garde le cap sur celui qui le précède.
Le commandant du caboteur hollandais se voyant progressivement coincé entre la jetée et notre ligne file prit en catastrophe la décision de couper cette ligne de file juste devant le M927, ne laissant au commandant Monteyne d’autre possibilité que de l’éviter sur babord.
Pour tenter la manoeuvre de renflouement, il fallait faire appel à un remorqueur hollandais et attendre la marée haute suivante; c’est ce qui permit à « nos collègues bataves » de venir jeter ce « regard goguenard » sur la carène du navire de guerre belge qui prenait de plus en plus de gîte à mesure de la baisse des eaux. Pourtant, comme on l’a vu, l’un de ces collègues n’était pas étranger à l’origine de l’accident!
Une fois renfloué, le M927 fut remorqué jusqu’au port de Rotterdam où il dut être mis en cale sèche pour une réparation de fortune de la brèche ouverte dans son étrave; une réparation adéquate de la coque d’un dragueur de mine démagnétisé n’est en effet pas à la portée de n’importe quel chantier naval. Pendant le temps que prit cette opération, l’Auditeur militaire de Gand vint à bord mener son instruction judiciaire sur les causes de l’accident, accompagné de la commission d’enquête sur les accidents navals.
Après les manœuvres d’automne, il n’y avait plus guère d’emploi formatif sur les unités navigantes pour les officiers de pont miliciens. Comme officier docteur en droit, j’obtins alors la mutation pour l’Auditorat général près la Cour militaire où le renfort d’un juriste était souhaité pour la réorganisation du service de documentation et l’étude de l’applicabilité du Code de procédure pour l’armée de terre à la Force navale récemment reconstituée en Belgique. Cette circonstance me permit de suivre le procès qui fut intenté au commandant Monteyne du chef d’infraction au Règlement de prévention des abordages en mer.
Le sujet de l’article de Monsieur Jacquemin n’étant pas le droit maritime mais l’histoire du « Spa », je n’entrerai pas dans les détails techniques de ce procès mais me bornerai à en rappeler l’issue qui fut l’acquittement du commandant Monteyne au motif qu’il s’était conformé exactement aux ordres reçus. Ce sont ces ordres qui furent qualifiés d’inadéquats compte tenu des circonstances. La responsabilité d’avoir imposé le dispositif « Form1 » , jugé impraticable dans un chenal soumis à des courants et des vents violents, incombait au commandant d’escadrille. Celui-ci ne fut cependant pas inquiété au plan pénal à la suite de cet arrêt. Le procès en cause Monteyne fut, je pense, correctement mené non par le fait que le Ministère public comptait à ce moment un officier de pont dans son service de documentation (ce qui serait fort présomptueux de ma part) mais surtout parce que le commandant Monteyne fut remarquablement défendu par Maître Marc Goor, qui était, lui aussi, officier de réserve à la Force navale dans le corps des officiers de pont.
A. ANDRIES
Premier avocat général hre près la Cour militaire