– Dis, Maman, j’ai vu dans le Vlan un dessin d’une nouvelle place pour le centre de Spa, mais il y a des choses que je ne comprends pas… Tu pourrais m’expliquer ?
– Oui, bien sûr, montre-moi…
Elle me tend la gazette avec l’article sur le réaménagement de la place Royale, et nous regardons l’image ensemble.
– Tu vois, Maman, en fait je ne reconnais pas Spa sur cette image…
– Tu ne reconnais pas Spa ? Que veux-tu dire ?
– Ben, regarde, y a comme une grande piscine devant, puis on ne voit que des bâtiments tout blancs et tout lisses… Pourtant Spa ne ressemble pas à ça ! Spa c’est surtout des bâtiments anciens : les anciens Bains, le Pouhon, puis même les maisons, elles sont vieilles au centre… et le bâtiment de la Bobeline qui est tout près, et la galerie Lépold II, tout ça c’est ancien, non ?
– Oui, tu as raison, c’est bizarre qu’ils n’aient pas dessiné tout cela sur l’esquisse. Et c’est vrai qu’à Spa, nous avons un patrimoine ancien important, par certains aspects, même assez exceptionnel.
– Mais alors, si tout ça est exceptionnel, comme tu dis, pourquoi fait-on une place toute moderne et toute lisse au milieu ? Ça ne va pas du tout ensemble… !!
– Ah… oui, ma fille, tu as raison ! Apparemment, il n’y a pas vraiment eu de réflexion sur le patrimoine bâti environnant dans ce projet…
– Mais c’est pas obligatoire quand on construit une nouvelle place ? Et en plus à Spa, est-ce qu’on n’est pas obligé de faire des projets qui s’intègrent bien dans le patrimoine parce qu’on a la reconnaissance UNESCO ?
– Euh… c’est vrai qu’on ne voit pas trop, dans cette esquisse, en quoi c’est un plus pour la mise en valeur du patrimoine, et l’intégration avec l’environnement n’est pas fameuse…
– Est-ce que la place ressemblait à ça avant, à l’époque des bâtiments anciens ? Ca a toujours été tout vide comme ça ?
Comme je ne sais pas lui répondre, nous faisons une petite recherche dans l’iconographie ancienne, et trouvons plusieurs vues de la place Royale au temps jadis.
– Ah ben non, pas du tout !! Regarde, Maman, il y avait même un kiosque, c’est trop beau… Ce serait une bonne idée de remettre un kiosque, si on fait une nouvelle place ! On pourrait y faire des petits concerts, s’asseoir, rencontrer des gens… comme sur la photo ! Et en plus il y a plein d’arbres ! Pourquoi ils ne remettent pas des arbres, sur la nouvelle place ?
– Euh… bonne question, ma fille, bonne question. Attends, je lis ici que l’échevin explique un possible problème avec la voûte du Wayai qui passe sous la place, qu’on ne peut pas planter des arbres à moins de 5 mètres à cause des racines qui pourraient endommager la voûte…
– La voûte, c’est l’affreux truc en béton qu’on avait vu quand ils faisaient des travaux, quand ils avaient ouvert et qu’on voyait à nouveau le ruisseau ?
– Oui, c’est ça… en fait, la voûte était d’abord maçonnée, c’était un ancien ouvrage en briques du XIXe siècle, mais maintenant c’est le truc en béton, comme tu dis…
– Ben c’est bizarre… Parce que tu me dis qu’avant la voûte était en briques, et il y avait quand même des arbres tout le long de la place Royale ! Pourquoi ce serait plus possible maintenant ?
– Euh… bonne question, en effet !
– Et puis moi, j’aimais bien quand on voyait le ruisseau ! Pourquoi on ne le laisserait pas à l’air libre ? Surtout si on doit encore faire des travaux, on pourrait casser tout le béton, et on verrait à nouveau l’eau couler ! Ce serait quand même beaucoup plus beau !!
– Euh… oui, tu as raison. C’est vrai que ce serait joli…
– Et puis on pourrait mettre des arbres autour, il y a toujours des arbres autour d’une rivière !
– Oui, c’est vrai qu’on pourrait replanter des arbres, c’est même une nécessité pour s’abriter de la chaleur… Moi, les arbres, ça me plairait beaucoup – et ça plairait à beaucoup de Spadois aussi, à ce que j’entends autour de moi
– En plus, Maman, c’est pas obligatoire maintenant de remettre des arbres partout où on peut ? C’est pas ce que tu m’avais expliqué, la fois où tu avais rencontré une dame de Less Beton à Bruxelles, où ils cassent l’asphalte et le béton pour remettre du végétal en ville ?
– Oula… tu soulèves une excellente question ! C’est tout à fait vrai qu’actuellement, il y a tout un mouvement de re-végétalisation des villes et des lieux de vie… Tu sais que c’est lié au réchauffement climatique, et…
– Ben oui, on en parle tout le temps du réchauffement climatique ! Déjà quand j’étais petite, on était allées ensemble aux marches pour le climat, à Bruxelles… et puis dans mon magazine, y a pas longtemps, on expliquait le rapport du GIEC, avec des tas de scientifiques qui disent qu’il faut absolument agir vite…
– Oui, voilà, tu es déjà bien au courant ! C’est vrai que c’est un enjeu immense, et qu’il faut agir rapidement, partout où c’est possible. Et une des manières d’agir, c’est de diminuer l’emprise du béton et des surfaces construites pour laisser place à la nature…
– Mais les politiques qui décident des projets, ils doivent quand même être au courant, de tout ça !! Alors pourquoi ils ne le font pas ??
– Euh… oui, bien sûr, ils sont au courant… Le GIEC, dont tu parlais, a même écrit un rapport avec des recommandations adressées spécialement aux décideurs politiques. Donc à l’heure actuelle, c’est impossible d’ignorer ces problèmes – même si, malheureusement, certains choisissent de faire comme s’ils n’existaient pas…
– Pffff….
Un long silence s’ensuit. Nous demeurons, toutes deux, consternées devant l’esquisse du projet. Au bout d’un moment, ma fille reprend le dialogue.
– Mais alors, sur quelle base ils décident, pour faire leur projet de place, si c’est pas en fonction du réchauffement climatique, ou de ce qui est joli, ou du patrimoine qu’on a à Spa ?
– Euh, déjà, peut-être qu’eux ils trouvent ça joli…
– Tu rigoles ou quoi ? Elle est moche, leur place ! Et puis, ça ne devrait pas être leur place, ça devrait être notre place ! On habite ici, nous, pourquoi on ne pourrait pas donner nos idées, et décider aussi à quoi elle ressemblera ?
– … C’est une très bonne proposition que tu fais là ! C’est vrai qu’un peu plus de démocratie participative, dans notre ville, ça ne ferait pas de tort… Surtout pour des projets urbanistiques pareils, qui vont impacter l’ambiance générale et notre quotidien…
– C’est qui, au fait, qui a dessiné le projet ? C’est quelqu’un qui connait bien Spa ?
– Oh, c’est sûrement un bureau d’ingénieurs… Ça m’étonnerait qu’ils connaissent spécialement bien Spa… Mais attends, je jette un œil sur internet pour trouver des infos sur le bureau d’étude SBE. Ah, voilà : leurs bureaux sont à Sint-Niklaas, en Flandre, à Namur et aussi aux Pays-Bas et en Espagne… Ça a l’air d’être une grosse boîte. Voyons ce qu’ils font comme autres projets. Génie hydraulique, génie civil et infrastructure, industrie et bâtiments, électromécanique… Ah ! Urbanisme et conception, aussi. Tiens, si je clique sur cet onglet par curiosité… « Chaque demande ou mission que nous réalisons constitue un problème spatial. Tout en prêtant de l’attention au contexte, nous examinons toujours de manière critique l’approche et la conception… blabla… l’équipe Urbanisme & Conception propose des solutions inventives dans un contexte spatial et social de plus en plus complexe. Il s’agit de solutions qui doivent être tournées vers l’avenir et suffisamment qualitatives pour résister à l’épreuve du monde de demain »… Mwouais. Plein de « gros mots » et de grands concepts qui sonnent creux… Et ici, en l’occurrence, c’est pas flagrant qu’ils font attention au contexte, au social et à l’avenir…
– Et pour moi c’est du blabla, j’ai rien compris. Mais donc, ils décident comment, alors, pour la place, s’ils décident sans nous ?
– Euh… attends, je lis que l’échevin explique qu’ils ont voulu une place où on puisse organiser des événements, comme le marché ou les Francos… et qu’il réfléchit à dans 40 ans, que ce soit toujours…
– Mais c’est n’importe quoi !! Dans 40 ans, on sera tous morts, s’ils continuent des projets pareils, et y aura plus personne pour aller aux Francos ou au marché…
– Oula, ma chérie, là tu deviens vraiment sombre… une petite montée d’éco-anxiété ? Mais comme je te comprends, je partage souvent cette tristesse et cette colère devant un tel gâchis…
Un nouveau long silence, pendant lequel ma fille parcourt elle-même l’article.
– Mais… mais c’est dingue ! Ils disent que l’eau qui remplit les bassins sera vidée chaque semaine pour le marché…
– Ah… ? Euh…
– Mais j’y crois pas ! Donc en plus, on va gaspiller plein d’eau chaque semaine, qui va partir dans les égouts, comme ça, sans servir à rien… !?
– Euh, sans doute qu’il y aura un système de récupération, qu’en fait ce sera un circuit fermé, et que donc l’eau sera conservée dans un réservoir dans le sous-sol, et réinjectée dans le bassin après le marché… ?
– Pfff, t’y crois vraiment, toi ? Et puis même, c’est juste dingue, non ? Avec la sécheresse, cet été, tout le monde se rend compte que l’eau c’est précieux, sauf… ici à Spa, où on l’utilise juste pour faire joli sur une place toute vide et toute plate, alors que l’eau devrait servir à la vie, aux arbres, aux animaux… Franchement, je suis complètement dégoûtée…
Je n’ai plus rien trouvé à répondre à ma fille et ses nombreuses interrogations plus que légitimes. Et j’étais bien consciente qu’il y en avait encore beaucoup d’autres que nous n’avions pas creusées : la question des coûts, les possibles conflits d’intérêts, la notion de convivialité (le lien social au quotidien : pour les enfants et les jeunes, pour les personnes âgées) l’absence de zones d’infiltration (pourtant bien nécessaires en cette zone inondable), la dangerosité d’un sol rendu glissant par l’eau (notamment lorsqu’il gèlera)… Autant d’aspects incompréhensibles ou révoltants pour nous, citoyen·nes spadois·es.
Ceci était un dialogue fictif à propos d’un projet qui, espérons-le, restera lui aussi à tout jamais fictif… J’ai confiance : je sais – car je lis et j’entends autour de moi – que l’opposition à ce projet gronde, s’organise et éclatera au grand jour. Car nous sommes nombreux·ses, à Spa, à vouloir une place non seulement en adéquation avec notre patrimoine et nos aspirations, mais aussi – et surtout – tenant compte des enjeux écologiques prioritaires pour notre génération… et les suivantes.
Allô la Commune ? Vous nous entendez ?
Caroline Leterme