Le 7 novembre 1898, le journal « La Réforme » fit paraître un article consacré à la mort d’un enfant de Spa: Félix Delhasse, dont le frère cadet, Alexandre, était décédé en 1850 :
« Une des figures les plus connues du monde intellectuel bruxellois vient de disparaître en la personne de M. Félix Delhasse, mort à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, après une carrière des plus fournies et dont toutes les phases lui avaient rallié les sympathies les plus unanimes.
Félix Delhasse était né à Spa le 5 janvier 1809. D’un tempérament combattif et ardent, il entra tout jeune dans le journalisme politique où ses écrits éclatant de conviction démocratique attirèrent rapidement l’attention. Il débuta ainsi en 1835 en collaborant au « Libéral », au « Radical », au « Débat Social », à la « Nation », etc.
C’est depuis 1830 surtout, époque à laquelle il fit même le coup de feu sur les remparts d’Anvers, qu’il fut activement mêlé à la politique en professant des sentiments d’ardent radicalisme.
Les événements de 1848 lui donnèrent l’occasion de recevoir chez lui nombre d’exilés fameux, avec lesquels il resta en relation et dont la correspondance (détruite durant la dernière guerre par l’occupant. J.Kuypers: « Buonarroti et ses sociétés secrètes ». Bruxelles 1960), constituait une série de documents précieux.
C’est M.Félix Delhasse qui fut le promoteur du Congrès Libéral de 1846 dans lequel fut cimentée l’alliance de toutes les forces du libéralisme et qui eut pour conséquence la première réforme électorale. »
Un second article du même journal, paru le lendemain, ajoutait :
« Lorsque Buonarroti rentra de Paris, où l’appelait un autre carbonaro, le comte Voyer-d’Argenson, ses théories étaient profondément enracinées en Belgique, où elles avaient rallié de nombreux adeptes qui poursuivront son oeuvre.
Ainsi M.Delhasse retrouvait dans ses souvenirs très précis l’histoire de la fondation du libéralisme belge, dont il fut un des champions les plus avancés, mais dont il reportait tout l’honneur, comme on voit, sur celui qui est resté son maître: Buonarroti. »
Arrêtons-nous un instant sur ce Buonarroti: qui était-il? Mais, surtout, qu’était la Charbonnerie? (carbonaro-charbonnier)
La Charbonnerie comportait plusieurs grades, et la direction était composée d’un petit nombre d’initiés qui dirigeaient tous les autres, en restant inconnus d’eux. Comme l’a écrit J.Kuypers :
» On pourrait dire que la Charbonnerie était une maçonnerie particulière, organisée au sein de la maçonnerie traditionnelle à l’insu des dirigeants de celle-ci. Peut-être serait il plus exact de dire qu’il s’agissait d’un groupement militant, constitué selon des affinités particulières au sein d’une maçonnerie officielle qui évitait soigneusement de se mêler aux choses de la rue; dont les membres poursuivaient leurs fins égalitaires tout en remplissant normalement leurs devoirs maçonniques. » (J.Kuypers, op. cité).
Les affiliés s’appelaient entre eux « Bons Cousins » ou « Bons Amis ». Félix Delhasse fut un de ceux-ci, sous le pseudonyme de Babeuf. C’est alors qu’il était employé chez un marchand de tissus à Anvers, qu’il fit la connaissance du conspirateur italien et devint vite son disciple, faisant de l’ouvrage de son maître, « La Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf », son livre de chevet.
D’autres personnages, importants ou pittoresques, appartinrent à la branche belge de la Charbonnerie : son frère Alexandre – Louis de Potter – Alexandre Gendebien – l’abbé Helsen, prêtre schismatique qui devint évêque-pontife de l’Eglise Catholique Apostolique, liée au pseudo Ordre du Temple de Fabre-Palaprat – et peut-être Charles Rogier lui-même.
Plusieurs comptes-rendus de séances d’une « phalange » de la Charbonnerie ont été retrouvés. En voici deux courts extraits :
» Séance du 24e s. lère L. (lune) 8165 (7 décembre 1835) :
sont présents : les B.A. (Bons Amis) Jean-Jacques, Malet, Socrate, Aristogon, Caton, Babeuf (F.Delhasse) et le B.C. (Bon Cousin) Liber, visiteur.
Aristogon demande si, après une révolution, il ne serait pas bon de proclamer la dictature ?
Jean-Jacques prend la parole et conclut par l’affirmative. Cependant, pour prémunir la nation contre l’ambition d’un seul chef, il serait bon de remettre le pouvoir exécutif entre les mains de 3 tribuns. »
D’une autre séance :
Babeuf (Delhasse) demande des explications sur le journal « Le Libéral » il craint que celui-ci ne change de couleur après le saccagement de ses bureaux.
Aristogon demande à tous les B.A. de faire l’apostolat à l’aide des doctrines contenues dans « Le Libéral ».
Les buts politiques de la Charbonnerie sont ici confirmés.
Félix Delhasse écrivit en 1857, dans « Ecrivains et hommes politiques en Belgique »- « Peut-être un jour raconterons-nous cette aspiration mystérieuse qui réunissait dans l’ombre les adeptes de la vérité, comme autrefois les réformés dans leurs conciliabules nocturnes en plein champ, loin des villes et des autorités constituées, comme les chrétiens dans les catacombes. Il est bien permis au peuple d’avoir son action secrète, comme la diplomatie a la sienne, comme le clergé a la sienne, avec cette différence que ce n’est pas la faute du peuple s’il n’agit pas toujours à ciel ouvert. Ces épisodes peu connus, où la jeunesse se risque à l’aventure dans les chemins inexplorés, où le peuple s’essaye à la vie collective, cette histoire intime qui se retrouve en tout temps et en tout pays, n’est pas la moins curieuse et la moins expressive: c’est elle qui donnerait la mesure véritable des tendances, du caractère, du génie incompressible de chaque peuple, et qui s’impose dans les faits officiels et finit par passer du souterrain au grand jour. »
La Charbonnerie ne put déclencher la révolution, mais elle regroupa un temps des démocrates, des libéraux avancés, des socialistes pré marxistes, des républicains et des rêveurs. Bref, un échantillon de la gauche d’alors. Peut-être bien formaient-ils, comme l’écrit J.Kuypers (op.cité): « un des rares noyaux de progrès et de réflexion politique intense sur les problèmes du jour. Dans cette Belgique dont l’indigence de la vie intellectuelle frappait les étrangers, la Charbonnerie constituait une élite qui se réclamait d’un idéal, d’une chimère si l’on veut, dont la poursuite désintéressée avait une certaine grandeur. Leur courageux puritanisme, selon l’expression de Louis Blanc, a inspiré un esprit de sacrifice et de dévouement qui leur faisait braver allégrement des dangers indéniables Il nous mourrons avec joie, écrivait « Le Libéral », bien sûrs que notre sang ne pourra que cimenter l’égalité et le bonheur universel … »
La ville de Spa tint à baptiser une de ses rues du nom des frères Delhasse. Alexandre, le cadet, repose en son cimetière; sa tombe portant cette simple mention: « Alexandre, Antoine Delhasse 1810-1850 ». Bien peu, certainement, parmi les Spadois qui se rendent au champ de repos, savent qu’ils passent devant l’endroit où gît un des hommes qui marqua son temps car, bien que mort jeune, Alexandre fut lui aussi un militant libéral de l’époque héroïque.
Signalons qu’un de nos concitoyens, Monsieur Maurice Crehay, est l’heureux propriétaire de la canne d’Alexandre Delhasse.
J. Cecius
Excellent article. Je viens de découvrir un personnage extraordinaire, en écrivant un modeste article sur les carbonari , à paraître sur atramenta.net.
Je vais recopier sa citation de 1857.Roger Lamouline.